L’inconnue de Blackheath : le retour d’Anne Perry chez Carozine

Lors de mon séjour à Biarritz (ou plutôt dans le train qui m'y a conduite), j’ai pu achever le dernier roman en date de la prolifique Anne Perry (dont ce n’est absolument pas le vrai nom mais qu’importe -ceci étant, il existe cependant une différence de taille entre Anne et Juliet) : L’inconnue de Blackheath. Dans la mesure où la dame est née et habite à Blackheath, je suppose qu’elle n’a pas eu besoin d’aller farfouiller bien loin pour planter le décor de son intrigue policière… Néanmoins, les amateurs d’Anne Perry le savent, la dame excelle dans les époques légèrement surannées et plus précisément la charmante et truculente époque victorienne. Ces nouvelles aventures de Charlotte et Thomas Pitt ne dérogent pas à la règle : les dames y sont savamment habillées, les relations sociales périlleuses et le moindre faux pas manque vous faire tomber dans le crottin de cheval (je suppose également qu'à l'époque où se situe le polar L'inconnue de Blackheath les dents ne devaient pas être uniformément blanches... précision anodine mais bigrement nécessaire s'il venait l'envie saugrenue de réaliser un film du roman policier, bref).

L’inconnue de Blackheath : cadavre et gants de velours

Par un bien sombre matinée, un cadavre défiguré (que dis-je ? lacéré !) est retrouvé dans une carrière à quelques enjambées de l’élégante demeure de Monsieur Dudley Kynaston. Nous sommes en 1897 et la Grande-Bretagne est lancée dans une course échevelée à l’armement, dont sieur Kynaston est l’un des points d’orgue : il dirige des recherches pointues sur des armes sous-marines. Problème : sa bonne, une ravissante jeune femme à la chevelure auburn, a disparu depuis quelques jours et nourrit les commérages des employés de la maison, du moins quand ils se retrouvent dans la cuisine. Se pourrait-il qu’elle soit l’inconnue défigurée retrouvée dans la carrière ? Tous les indices semblent nous y conduire : le cadavre possédait la montre de Dudley Kynaston. Fâcheux. D’autant plus enquiquinant pour Thomas Pitt, inspecteur à la Special Branch, qu’après une séance mouvementée à l’assemblée (mes plus plates excuses : la Chambre), il se trouve affublé de Mr. Talbot, représentant du gouvernement bien décidé à faire la lumière (ou à la masquer, selon les options s’offrant à lui) sur cette triste affaire.

- Mais vous le redoutez ? coupa-t-elle. Et que sa mort ne soit liée aux Kynaston ou qu’on en donne à dessein l’impression ? Dans quel but ? Pour ruiner Kynaston ou pour mettre le gouvernement dans l’embarras ?
Elle souleva la théière en étain et le resservit.
- Je l’ignore, répondit-il. Je vois mal en quoi cela pourrait embarrasser le gouvernement. Si cette pauvre fille a été tuée à cause d’une liaison sentimentale, que ce soit avec l’un des domestiques ou avec Kynaston…
- N’y mettez pas tant de formes, Thomas, interrompit Vespasia d’un ton sec. L'inconnue de Blackheath - Anne PERRY

L’inconnue de Blackheath : un polar victorien déjouant les relations sociales

Mettons les points sur les « i » immédiatement : je ne suis pas une grande amatrice d’Anne Perry et je ne collectionne pas ses romans dès qu’ils sortent. Je n’avais lu qu’un seul opus des aventures de Charlotte et Thomas Pitt, ce fut néanmoins avec plaisir que je les ai retrouvés, bien des années plus tard, légèrement vieillissant et peut-être plus sages (ou du moins plus approfondis). Le principal handicap de n’avoir pas lu plus souvent Anne Perry est donc que les liens avec les personnages ont mis un peu de temps à s’incruster dans ma mémoire, d’autant que L’inconnue de Blackheath en offre une large palette : la soeur de Charlotte, Emily, confrontée à la vieillesse et à la crainte de perdre l’amour de son mari ; Vespasia, pétillante et embourbée dans des affaires de coeur qui m’ont un poil dépassée (pour être plus exacte, disons que cet aspect du polar L’inconnue de Blackheath est passé très largement au-dessus de ma tête pour manque d’intérêt flagrant) ; Victor Narraway mais surtout l’obstiné Stoker que j’ai pris plaisir à (re ?) découvrir. Mais passons aux choses sérieuses : le principal inconvénient du roman policier L’inconnue de Blackheath est de s’empêtrer autant dans les relations politiques et diplomatiques. Thomas Pitt semble passer plus de temps à se sortir de mauvais pas, à calculer qui peut faire quoi et dans quel intérêt, qu’à chercher L’inconnue de Blackheath (et, par extension, la jeune bonne de Dudley Kynaston). L’ombre pesante de la haute trahison plane sur le dernier roman d’Anne Perry et l’enquête s’y enlise. Cependant, la dame reste une experte pour faire revivre l’époque victorienne, même si je reste convaincue que les relations sociales sont plus finement analysées dans un roman de Jane Austen (bien qu’il ne s’agisse pas de la même période historique et, puisque je suis lancée, je pense également qu’il est bien présomptueux de la part de la 4e de couverture de suggérer que Charles Dickens puisse en avoir les yeux qui sortent de la tête… « gardons les pieds bien à plat »). Verdict : L’inconnue de Blackheath est une lecture rafraichissante et tout à fait honorable (le personnage de Vespasia y est pour beaucoup : femme franche n’ayant pas le neurone dans le même sabot, elle dénote avec le paysage hypocrite et feutré de la famille Kynaston), pas franchement rythmée mais plutôt bien écrite.

- Pour moi, la violence est à l’intérieur, et l’obscurité au dehors, dit Rosalind avec un petit sourire tendu. Et elles se serrent les unes contre les autres, mais pas exprès, seulement par la force des choses.
Emily feignit de ne pas avoir remarqué ce que ses paroles avaient de poignant, pourtant son coeur cognait dans sa poitrine. L'inconnue de Blackheath - Anne PERRY