Une vie entre deux océans : un roman, un vrai

Au lieu d’être planquée sous ma couette collée à une bouillotte… non, ce n’est pas la bonne image, revenons un éternuement en arrière, voilà : au lieu d’être le nez planté au fond d’un verre de grog maison et plutôt imbuvable, je suis lovée dans le canapé, secouée de violents éternuements auxquels je ne m’habitue jamais et perturbe grandement le suspens d’un jeu vidéo (notez que l’Homme fait preuve de sagesse, il est proprement impossible de se concentrer sur un polar quand une Blonde éternue dix fois de suite dans un vacarme ahurissant). Mais, surtout, je viens de refermer le roman de la semaine (oui, je sais « tu n’as lu qu’un seul livre cette semaine ?! »… que voulez-vous, les hurluberlus de Top Gear UK me font trop rire pour ne pas les regarder d’un oeil trop concentré qui dévie donc des pages de mon roman - et pour les plus alertes d'entre vous en ce lundi matin, oui, cet article a été rédigé hier) : Une vie entre deux océans, de M.L Stedman. Et qu’est-ce donc ? Un roman, un vrai… l’un de ceux dont l’auteur ne se regarde pas le nombril. Du moins ce n’est là qu’une supputation.

Une vie entre deux océans : un phare et un couple = deux possibilités

Il était une fois un couple habitant sur la minuscule île de Janus, dont ils sont les deux uniques habitants. Pardon. Ils sont en fait trois : le phare, de son imposante stature, compte pour une personne à part entière, après tout, quand on vit seul sur une île, il faut bien parler à tout ce que l’on trouve sous la main et un phare, avec sa lumière réconfortante, est toujours mieux que rien. Mais revenons à nos embruns : un couple donc… et, soudain, un cri de bébé déchire l’air. Un bébé ? Hagarde, la femme court vers la provenance du son et découvre une barque avec, à son bord, un cadavre et un bébé tout frais. La femme n’hésite qu’à peine et, immédiatement, lui viennent non seulement les gestes maternels jamais appris, mais également une idée saugrenue : garder l’enfant. Tout à son désir, elle parvient à convaincre son mari de ne pas mentionner cet incident dans son rapport quotidien : non, le bébé est un miracle et il faut le garder. Parce qu’il tombe à point nommé. Doucement, nous revenons quelques années en arrière : Tom Sherbourne revient de la Première Guerre mondiale et décide de devenir gardien de phare. On l’affecte alors sur la microscopique île de Janus, avec son phare le plus austral d’Australie (oh oh oh), et pour cause, feu le gardien s’est suicidé. Ni une ni deux, Tom embarque sur un ferry le conduisant à Point Partageuse, d’où il sera conduit sur Janus. Dans ce petit village tranquille, il rencontrera la pétillante Isabel… bien déterminée à épouser cet homme mystérieux et à en découvrir les secrets. Tom ne résistera que quelques mois à l’incroyable charme d’Isabel et la conviera à s’installer avec elle, sur l’île de Janus. Ils y vivront une vie harmonieuse jusqu’à la perte tragique de trois bébés, dont Isabel ne se remettra jamais. Alors quand un bébé s’échoue entre ses bras de mère n’ayant jamais eu la vie entre les mains, elle ne résiste pas au bonheur qu’il fait naître : le couple garde l’enfant, une petite fille qu’ils appelleront Lucy et qui bouleversera profondément leur vie. Car le vol d’un enfant ne peut qu’avoir des conséquences terribles.

Et puis, ce fut le calme. Pas le silence, car les vagues continuaient à se fracasser contre les rochers, le vent lui hurlait dans les oreilles, et la porte mal fixée de l’un des appentis claquait comme un battement de tambour courroucé. Mais Tom éprouvait un sentiment de calme intérieur pour la première fois depuis des années. Il grimpa jusqu’au sommet de la falaise et se planta là pour observer autour de lui. Une vie entre deux océans - M.L. STEDMAN

Une vie entre deux océans : quand un couple se désagrège face à un choix moral

Le drame sourde entre chaque page d’Une vie entre deux océans car quel bonheur peut réellement résister à ce choix cornélien : garder l’enfant d’une autre ou être condamnés à ne jamais être parent ? Isabel, que l’instinct maternel dévore au point de prendre le pas sur toute raison, ne sait qu’une seule chose : son corps réclame un enfant et Lucy est un cadeau du ciel. De son côté, Tom culpabilise : il a entraîné une femme magnifique et trop facétieuse sur une île déserte où elle s’étiole à force de ne pas être mère ; il est donc de son devoir de lui faire plaisir. Cependant, pendant qu’Isabel s’épanouit dans cette maternité usurpée, Tom se désagrège sous le poids de ce fardeau moral, d’autant qu’après quelques années de bonheur à l’écart du drame, le couple découvre avec effarement que l’enfant n’est pas une orpheline : certes, son père est mort dans la barque lors d’une nuit terrible mais la mère est bien vivante et se décompose de chagrin suite à la perte de ses deux amours. Se pose alors cette abominable question : leur bonheur éclatant peut-il se nourrir impunément de la détresse de cette femme ? Est-il juste de la savoir torturée de tristesse quand il serait si simple de remédier à ce chagrin en lui rendant Lucy ? Une vie entre deux océans est un roman puissant qui expose un émouvant cas de conscience, d’autant que l’on s’attache aux personnages : Tom et sa difficulté à vivre après la guerre ; Isabel, bien déterminée à embrasser la vie, et ses choix irraisonnés mais tellement compréhensibles. Le roman de M.L Stedman suit une construction classique, en trois parties légèrement bouleversées par des flashbacks : l’apprentissage de l’amour et de la vie commune, face aux difficultés ; le bonheur émerveillé d’avoir une enfant-luciole qui illumine leur vie et, enfin, la chute inévitable vers laquelle chaque page d’Une vie entre deux océans nous emporte inexorablement, d’une écriture vive et fluide. Les doutes et le malaise de Tom sont parfaitement retranscrits, avec délicatesse et intelligence… de même que la passion tourmentée d’Isabel, persuadée que son enfant lui permettra de réparer les vies brisées. Mais à quel prix ? Sans jugement ni manichéisme, Une vie entre deux océans ausculte la fissure de ce couple amoureux, détaille la vie dans un petit village australien entre les deux guerres (sans pour autant trop s’y attarder car là n’est pas l’objectif de M.L. Stedman) et analyse les conséquences d’un choix pas si anodin… sans jamais sombrer dans le pathos. Car là réside la plus grande force d’Une vie entre deux océans : l’âpreté nullement tintée de sentimentalisme mal placé.

C’étaient là des accusations que Tom avaient déjà entendues lorsque, folle de chagrin après ses fausses couches, Isabel avait donné libre cours à sa rage contre la seule personne présente à ses côtés - l’homme qui continuait à faire son devoir, qui la réconfortait du mieux qu’il le pouvait, mais qui gardait pour lui son propre chagrin. Une fois de plus, il la sentit au bord d’un gouffre dangereux, plus près d’y tomber peut-être qu’elle ne l’avais jamais été. Une vie entre deux océans - M.L. STEDMAN